Article de Flavia Conti


15 novembre 2004.
 

“FEAR DEATH BY WATER”... MONSIEUR LE CAPITAINE !

La fin de Le Gouadec et d’autres morts par eau dans l’œuvre de Vercors. FLAVIA CONTI

Mourant subitement au cours des années quatre-vingt-dix, âgé de 89 ans, Vercors a faillit voir l’aube d’un autre millénaire : après avoir vécu le XXe siècle d’un bout à l’autre - il était né en 1902 - il s’est éteint juste neuf ans avant le commencement du XXIe siècle. C’est donc dans une nouvelle époque, à quoi il n’a jamais touché, que nous allons célébrer le centenaire de sa naissance, laquelle a précédé plusieurs événements saillants à la base de notre identité actuelle. Ces événements cruciaux de 1900, Vercors les a vécus tous personnellement et il les a peints parfois, pendant qu’il poursuivait inlassablement son travail d’écrivain. Ses quelque trente œuvres narratives de nature variée - sans compter ses essais, ses articles parus en revue et dans les journaux - sont, sans aucun doute, un témoignage de l’histoire qui a forgé notre monde culturel, sous la forme agréable d’une fiction littéraire souvent abreuvée d’images d’eau. Chez Vercors, l’imaginaire aquatique joue, en effet, un rôle capital dans l’expression du sens donné à la vie et à la mort par les hommes que nous venons d’être, un sens auquel l’auteur entend apporter sa propre contribution, dont l’offre reste valable pour les hommes que nous allons être.

Fear death by water...

10 juin 1991. La date quelconque d’un jour quelconque. À l’aise dans ses vêtements domestiques de Jean Bruller, Vercors travaille à son bureau, comme toujours, s’adonnant à sa tâche quotidienne d’écrivain méthodique : "[...] envie ou pas, je suis devant une feuille blanche tous les matins à huit heures" . Ce jour apparemment banal va être son dernier jour : la mort vient sceller la double extinction d’un être dédoublé - l’homme Jean Bruller d’un côté, l’écrivain Vercors de l’autre - en arrêtant la rédaction de son ultime nouvelle dont il a pu, toutefois, ébaucher l’indispensable ; le texte a déjà reçu son final, il ne reste qu’à achever les finitions. Le Commandant du Prométhée - c’est là le titre de ce dernier conte destiné à être publié posthume, quelques mois seulement après la disparition de son auteur, dans les pages de la revue « Lettre Internationale » - raconte l’histoire d’Alcide Le Gouadec, un capitaine au long cours qui s’embarque sur un navire splendide, Le Prométhée, pour voyager de par le monde sans aucun but précis, jusqu’au jour où il sombre dans la mer, mourant en victime d’une mutinerie qu’il ne peut pas réprimer, étant cloué par un pouvoir inconnu à son poste de commandement, en dehors de toute possibilité de contact avec les mutins. Vercors-Jean Bruller succombe un peu comme sa créature fictive, pendant qu’il est aux prises avec la mer, l’un - l’homme réel - annexant à son texte ces flots où l’autre - l’homme irréel - est par force annexé. D’ailleurs, la carrière littéraire de Vercors débute par une mer, cette mer mystérieusement silencieuse à laquelle se réfère le titre de son premier écrit Le Silence de la Mer, dont la gloire immense au senteur patriotique - Le Silence a était publié clandestinement aux Éditions des Minuit, en 1942, obligeant ainsi l’auteur de changer en Vercors son nom authentique et en brisant, une fois pour toutes, la brillante carrière du dessinateur doué et inventif qu’il avait été jusque là - cache derrière l’épaisseur exiguë d’un récit sobre et émouvant, une production considérablement étendue, allant de la prose, à l’autobiographie, à l’essai . Au cours d’un tel effort créatif, aussi puissant que méconnu, plusieurs personnages partagent le sort de Le Gouadec : bien qu’ils ne soient pas de gens de mer, c’est dans la mer, ou, plus en général, au sein de l’eau, qu’il prennent congé de ce monde. Si le dessinateur Jean Bruller vantait déjà la fonction remarquable que L’immersion prolongée totale exerce par rapport aux diverses méthodes en vogue parmi les suicidaires , le narrateur Vercors n’y accorde pas moins d’importance : à partir d’une lecture intentionnelle de son ouvrage, une longue liste de cadavres flottants pourrait être dressée sans trop de difficultés .

Cette nécrophilie singulière n’est pas, toutefois, un goût exclusivement vercorien. L’amour de la mort trempée marque les débuts mêmes de la littérature du XXe siècle : il suffit de penser à cette œuvre destructrive et constructive à la fois qui est The Waste Land. Pendant les années vingt, le poème d’Eliot dénonce d’un langage défait à la syntaxe brisée - ce sont les débris verbaux d’une tradition vieillie, que la guerre a fait éclater - la qualité meurtrière de l’eau : une section entière de l’ouvrage, la quatrième, est significativement intitulée Death by water ; elle expose obscurément le malheureux tour sous-marin accompli par le corps noyé de "Phlebas the phoenicias". Le personnage du "drowned Phoenician Sailor" se manifeste précocement, en tant qu’anticipation sinistre de l’appel effrayant qui le suit : "Fear death by water !", dont l’ avertissement funèbre retentit jusqu’à la dernière ligne, se projetant ainsi sur le paysage de ruines - culturelles aussi bien qu’architecturales - crûment déployé sous les yeux du lecteur. La portée dysphorique de l’eau n’est amoindrie que par son pouvoir métamorphisant auquel semblent renvoyer les mots célèbres empruntés à Shakespeare : "those are pearls that were his eyes" . Les références shakespeariennes figurent, d’autre part, tout à fait naturellement parmi les décombres littéraires sur lesquels le poème est bâti : la fascination féminine de la noyade s’exprime chez Eliot par la douceur folle d’ Ophélie , à qui Vercors, victime à son tour des charmes éternels du barde anglais , ne manque pas de rendre hommage. La dernier salut de la "pauvre folle" résonne encore dans les vers de The Waste Land : "Good night, ladies, good night, sweet ladies, good night, good night" , tandis que sa dépouille mortelle flotte encore, mutatis mutandis, dans un des contes de Vercors :

"[...] en contemplant la Loire nocturne, [...] il avait vu silencieusement passer, avec la lenteur d’une nage bien rythmée, la longue forme blanche d’un corps nu. [...] Il descendit du pont sans bruit, suivit sur le sable le fantôme pâle glissant avec une souplesse onduleuse dans l’eau sombre. Près d’une sorte de crique où les sales étaient nombreux, le mirage nacré sembla ralentir, tourna sur lui-même dans une mouvement d’anguille : Bruno vit se tordre et flotter une chevelure noire, les deux globes lactés d’une poitrine féminine surgir une seconde hors de l’eau.[...] Il lui fallut presque se retenir à l’arbre qui le cachait quand la nageuse sortit de l’eau, secouant la chevelure comme un jeune chien. Le corps, brillant sous la lune, était très jeune et très beau."

Cette Ophélie vercorienne est une morte encore vivante, la rescapée de ces camps concentrationnaires dont l’auteur avait autrefois évoqué la détresse inhumaine en décrivant les eaux dégradées d’un fleuve infernal ; elle est le fantôme d’une humanité assassinée par l’énième guerre, qui oblige l’auteur à écrire comme un "menuisier", en pliant son style aux exigences de ses réflexions sur la vie : "J’écris comme je travaillais le bois à l’époque où j’étais menuisier faisant de mon mieux des fenêtres quand il fallait des fenêtres, des portes quand il fallait des portes". La syntaxe claire et simple de Vercors cherche à remettre en ordre un monde out of joint, dont les allures désarticulées se reflètent telles quelles dans la syntaxe rebelle d’Eliot. Quelle que soit l’attitude de l’écrivain face au chaos de son époque, l’eau reste le pivot matériel autour duquel la vie et la mort tournent et retournent sans cesse, se mêlant l’une à l’autre. L’épouvantable "death by water", prend parfois l’aspect bienveillant d’une mère charitable ; ce qui était, auparavant, un cercueil liquide devient un berceau humide, où l’on peut oublier ses angoisses, et puiser, éventuellement, l’élan vital qu’on croyait perdu. Il s’ensuit que l’effet cathartique de l’eau peut convertir la noyade en son contraire.

En rédigeant les notes explicatives de son premier album, Jean Bruller précisait :

"L’immersion sans pierre au cou est infiniment plus dangereuse, car on est emporté par le courant, et la tâche des sauveteurs devient très difficile. La pierre au cou, au contraire, [...] tient le suicidé à la place ou il a plongé, et lui permet d’être repêché beaucoup plus promptement"

Il se peut, en effet, que l’anéantissement cherché entre deux eaux ne soit qu’un prétexte pour mieux reprendre sa place parmi les vivants. L’attirance fatale des vagues devient alors l’instrument privilégié d’une revanche propre aux âmes faibles :

"Nous étions quai de la Tournelle, je me suis jeté dans l’escalier descendant vers la berge. Avais-je réellement l’intention de m’aller noyer ? Qui sait ? la tentation d’en finir, moi et de la punir, elle, était violente, formidable ; mais la Seine était noire et paraissait bien froide...quoi qu’il en fût Emmeline a pris peur et bondi à ma suite, m’a rattrapé au bas des marches. Nous nous sommes battus, mais l’émotion, celle peut-être d’avoir frôlé la mort, m’avait coupé les jambes, et je me suis affaissé sur le pavé. Emmeline, encore terrorisée, sanglotait sans larmes. Elle m’a bercé longtemps, agenouillée, dans le murmure du fleuve, sous la masse tutélaire de Notre-Dame pareille à quelque chien fidèle et monumentale surveillant l’horizon...Elle chuchotait à mes oreilles des mots d’amour et de repentir, une douce litanie palpitante qui endormait mon mal comme une mère endort son enfant fiévreux."

Dans la mesure où le héros de Tendre Naufrage, Marc Walter, n’est qu’un avatar de Jean Bruller, amant frustré de l’insaisissable Stéphanie , ce passage du roman inspiré par un amour malchanceux de jeunesse constituerait l’équivalent narratif d’un souhait attesté par l’essai autobiographique :

"[...] ce qui arrangerait tout serait de se jeter à l’eau"

Quelquefois, la mort dans l’eau n’admet pas d’hésitation de la part de la victime : elle survient de façon péremptoire, à la suite d’un défi méprisant lancé par un esprit viril :

"C’est une mort romantique. Celle de Shelley, qu’avait toujours rêvée Chateaubriand, Pierre a été vaincu par la force des Choses, dans un combat contre le vent, contre la mer. Pouvait-il désirer une fin plus en accord avec ses idées ?"

Ces mots, tirés du roman tardif Le Tigre d’Anvers, résument à travers une scène de bataille entre l’élément et l’individu, la nature héroïque du protagoniste Pierre, l’un des deux caractères qui incarnent le mieux la qualité humaine selon Vercors et dont le destin est également marqué par la rencontre avec la mer. L’autre caractère répond au nom du chef mécanicien Oliver Hardy, lequel, loin de représenter l’adaptation fictive du célèbre acteur en chair et en os, est le portrait fidèle de ce lutteur que l’homme devrait être, s’il voulait s’arracher à ses instincts animaux - une lecture pareille est confirmée par la citation de Goethe placée en exergue de la seconde moitié du roman Sillages , où l’on assiste aux efforts formidables grâce auxquels le marinier Hardy survit à vingt-quatre heures d’immersion dans les flots océaniques. Comme Sillages le montre clairement, le type idéal de Vercors finit souvent par rattacher sa volonté exceptionnelle aux énergies surprenantes dont est doué un très bon nageur. Cette coïncidence pourrait résulter de l’estime inépuisable que Vercors nourrit, dès sa jeunesse, envers l’excellent athlète Diégo Brosset, dont il rappelle les péripéties marines dans les pages autobiographiques de Portrait d’une amitié :

"Oui, il m’eût ramené à la côte sur son dos, je n’en doute pas. Je ne l’ai jamais vu fatigué de nager, - jamais donner des traces de lassitude. Il s’amusait à toutes les acrobaties entre deux eaux, à toutes les sortes de plongeons, à la vitesse spectaculaire du crawl, mais il appuyait sa joie profonde à tracer à la brasse coulée un sillage direct, rapide, régulier, auquel rien, semblait-il, n’eût pu mettre un terme s’il ne fallait que tout plaisir eût une fin."

Or, alors qu’Hardy, en tombant par hasard dans l’eau à cause du mouvement violent qui secoue son bateau, fait face consciemment à la mort et lui oppose son choix délibéré de survivance, Le Gouadec, ce malheureux capitaine dont nous avons déjà parlé, se précipite inconsciemment dans le danger, sans pouvoir rien faire pour s’y opposer, et il subit sans bouger son sort de naufragé. Le sien, c’est le drame de la personne commune, tandis que celui d’Hardy, c’est le drame de la personne hors du commun. Au lieu d’être l’Homme par excellence, le héros qui sort vainqueur d’une épreuve extraordinaire, Le Gouadec est simplement un homme, un de ces gens anonymes qui vivent en esclaves de la routine quotidienne : son existence de commandant au long cours est moulée sur les devoirs immuables auxquels il choisit d’obéir mécaniquement. L’histoire de l’homme tel qu’il est ne peut pas s’écrire comme celle de l’homme tel qu’il devrait être ; il ne faut pas recourir à la mesure ample du roman : une courte nouvelle sera suffisante. Il ne faut pas alourdir le ton : le mécanisme routinier s’exprime par un accent discret et léger qui rappelle le conte de fées. Cette facilité n’est, bien sûr, qu’une question d’apparence : non seulement car le Commandant du Prométhée est le résultat d’un travail stylistique constant et invisible que Vercors a explicitement revendiqué par rapport à l’ensemble de ses œuvres , mais aussi car cette ultime nouvelle naît d’une longue série d’essais précédents, dont les traces sont parsemées tout le long de la carrière vercorienne.

...Monsieur le Capitaine !

Le capitaine à bord de son bateau est le masque préféré derrière lequel Vercors cache son moi ; en tant que masque, il ne révèle qu’en camouflant, il accentue, il exaspère : surtout il aime paraître et réapparaître, de façon toujours pareille, toujours différente. En 1933 Jean Bruller le dessinateur esquisse la scène d’une Mutinerie à bord vue de loin : au beau milieu d’un océan menaçant, un voilier coule au cours d’une rébellion. La rebelles, aussi bien que leur capitaine, demeurent invisibles, mais il sont quand même là, leur présence étant attestée par le titre. Par la suite, ce thème revient sous un crayon changé en plume : en 1955, Vercors se souvient de son dessin dans la préface à Les Yeux et la Lumière ; c’est le point de départ pour méditer a posteriori sur sa propre weltanschauung - le constat initial des luttes insensées entre les hommes, dont la condition précaire est comparable à celle d’un équipage désuni sur un petit navire en perdition ; l’exigence conséquente d’un élan qui remplace les haines ; la recherche, enfin, d’une signification plus haute à donner à la vie humaine. Cinq ans plus tôt, en 1950, une scène de mutinerie où le personnage du commandant joue son rôle au grand jour est illustrée d’abord par La Sédition humaine - l’essai inaugural du recueil Plus ou moins homme, où l’auteur s’efforce de saisir la quintessence humaine - pour être ensuite incorporée au discours de Pierre Cange, le héros de La Puissance du Jour, pendant qu’il transpose en symboles les étapes de sa quête existentielle. Quand Pierre Cange reparaît dans Le Tigre d’Anvers, l’image du commandant qui se noie est encore là, plus détaillée et plus nette que jamais :

"Soit un navire de cent mille tonneaux. Dans sa cabine, sur la dunette, le capitaine s’occupe de tout : de gouverner, de faire le point, d’approvisionner le bâtiment en fuel et en fret. À l’intérieur, les ponts et entreponts, les soutes, la salle des machines, où travaillent des nombreux matelots et une douzaine d’officiers et de sous-officiers. Enveloppant l’ensemble, une coque d’acier soudée qui est tout ce que, de l’extérieur, on peut voir du navire. Et tout ce que peut en voir aussi le capitaine, de sa dunette. Car, chose très étrange, il n’en connaît rien d’autre, dans son bateau : ni les officiers, ni l’équipage, ni les machines, ni rien. Pour la bonne raison qu’il n’y a pas d’escaliers, sur ce navire ; pas pu que de couloirs ni de portes de sorte qu’il est confiné sur sa dunette, le capitaine, qu’il n’en peut pas descendre, ni parler à ses officiers, vérifier la marche des machines, d’ailleurs automatique : entre les soutes, les ponts, les postes d’équipage, la salle des machines et la dunette, ce ne sont que cloisons sans ouvertures. [...] un jour, des soutiers se mutinent. Il sabotent une chaudière, bousillent des tuyaux, et le fuel se met à gicler partout. C’est la bagarre, les machines flanchent, l’incendie se répand, - et qu’est-ce qu’il fait, le capitaine ? Il consulte ses cartes, calcule sa position, et fait des réussites pour se distraire. Car, faute de couloirs et d’escaliers, personne ne peut monter le prévenir, n’est-ce pas, et il ignore ce que s’y passe, sur son bateau ; jusqu’à ce que, du moins, il le voit donner de la bande, et qu’un peu de fuel enflammé lui lèche le fond de la culotte. Alors il s’inquiète, puis s’affole, mais il na peut pas descendre de sa dunette, le capitaine, pour aller remettre de l’ordre dans tout cela. Et pendant ce temps les chaudières éclatent, les soutes sont éventrées, et tout le monde au bout du compte se retrouve par cent mètres de fond, les mutins, les officiers, le navire et le commandant."

Le Tigre d’Anvers remonte à 1986 : cinq ans avant de prendre le nom de Le Gouadec, le pauvre capitaine est mort entre deux eaux au moins trois fois sous les yeux imperturbables des lecteurs, qui ont assisté à une tragédie devenue progressivement plus formée au fil du temps. Le Commandant du Prométhée vient ainsi clore un parcours d’origine ancienne, le long duquel la catastrophe aquatique ne s’est montrée que par petites étapes - autant d’annonces d’un décès qui a attendu le jour du décès de l’auteur pour se révéler pleinement - : c’est comme si Vercors, une fois flairé l’approche de la fin, s’était hâté de payer jusqu’au bout la dette narrative qu’il avait contractée depuis longtemps envers sa propre écriture, en renvoyant à plusieurs reprises la mise en place d’un noyau narratif possédant, dès sa première apparition, les qualités utiles à devenir un récit autonome.

La personne - fictive - de Le Gouadec rappelle plus d’une fois la personne - effective - de son créateur, à commencer par le métier qu’il exerce : Vercors n’aurait pu trouver un alter ego plus convenant, ayant à son tour le commandement sur un bateau à voiles qu’il faisait naviguer, en compagnie d’un restreint équipage familier, dans les eaux du golfe du Morbihan . D’ailleurs, la ressemblance ne se borne pas au simples données physiques, elle concerne également le plan psychique : l’inquiétude de l’un est le reflet imaginaire du vague malaise de l’autre. Le Gouadec, aussi que Vercors, n’est plus jeune (on l’appelle "vieux marin", "vieux loup de mer"), et passe son temps à écrire un journal qui devrait donner un sens à son expérience :

"Il se passionnait toujours plus à varier ses itinéraires autour du globe, ou à en abréger les jours, à soigneusement noter les moindres aléas comme les trouvailles les plus heureuses, et d’un continent à l’autre à consigner exhaustivement ses multiples observations sur le journal de bord, au profit des futurs capitaines au long cours."

Ce passage n’est pas seulement une allusion à ces journaux privés et inédits que Jean Bruller, en qualité de capitaine du voilier "Chandernagor", rédigeait diligemment après ses voyages par mer, mais il fournit aussi la version transposée du propos engagé de Vercors l’écrivain : Le Gaoudec écrit au profit de ses semblables, "au profit des futur capitaines au long cours". De même que l’auteur, le commandant du Prométhée se pose - et pose aux autres - des questions qui puissent éclaircir les mystères dont sa vie est entourée, sans pouvoir arriver à y répondre :

"Selon toute apparence, j’aurais à diriger ce bateau et je serai moi-même dirigé de façon électronique. Quand même, me faire prendre le large sans me dire où je vais ! Pour retarder ainsi leurs instructions, les armateurs doivent avoir quelque raison obscure. Peut-être leurs propres décisions dépendent elles aussi d’ordinateurs ? [...]
-  Explique-moi. Voici une heure que je joue à cache-cache pour trouver un passage vers l’intérieur du bâtiment et je n’en trouve aucun. - Vous n’en pourriez trouver, dit le subrécargue, pour la raison qu’il n’en existent pas - Comment ! - Entre le dessus et le dessous du navire il n’existe aucune communication. - Que me chantez-vous là ?"

Il aboutit, par conséquent, à ce sentiment nihiliste éprouvé par Vercors avant que quelqu’un l’appelât "absurde" : "Le Gouadec ne pouvait se défendre du sentiment toujours présent de la vanité, de la gratuité de sa navigation, et surtout de son étrangeté" . L’"étrangeté" de la navigation - évidemment visée à suggérer celle de l’expérience humaine - est traduite à travers des procédés typiques de l’écriture fantastique : les descriptions sont riches en détailles réalistes dont la combinaison ne répond pas, toutefois, à des critères de vraisemblance. C’est le cas, par exemple, du passage qui encadre le poste de commandement :

"Le poste de commandement éblouit Le Gouadec par la richesse de ses instruments. Il lui faudrait même un certain temps - s’avoua-t-il - pour démêler et en comprendre la complexité. La table des cartes, éclairée à demeure, était entourée, de face et sur les côtés, par une sorte de jeu d’orgue visiblement électronique : trois sortes de claviers superposé, de face, à droite et à gauche, chapeautés par un guichet de tirasses en lignes. Selon les touches pianotées, celles-ci envoyaient dans tous les quartiers du navire, outre la totalité des ordres, les plus fines indications. C’était intimidant. Heureusement, un mode d’emploi en forme de partition ouvert sur le pupitre et détaillé avec une grande clarté, décrivait de façon exhaustive le maniement du jeu d’orgue et la destination des touches. Le Gouadec ne douta pas qu’il s’y adapterait promptement."

La place considérable occupée par les machines - les ordinateurs, en particulier - contribue à rehausser le dépaysement provoqué par le déplacement continuel et immotivé du navire. Les éléments technologiques et non-technologiques sont associés selon une syntaxe aussi disloquée que celle du rêve, qui modifie la perception soi-disant normale : les coordonnées spatiotemporelles en résultent altérées. Les non-sens qui président aux voyage, enlèvent à l’existence de Le Gouadec toute forme de justification : c’est la condition de l’homme moderne qui a perdu ses points de repère et qui doute même de l’existence des dieux - ici, les armateurs - dont le verbe résonne froid et distant, tel que la voix inhumaine d’un répondeur. Privé de foi, de lois, de pourquoi, Le Gouadec s’abandonne au hasard qui le mène au désastre :

"De longtemps, Le Gouadec s’était accommodé de l’absence absolue d’instructions comme de destination. Il y pensait à peine, si parfois lui revenait une pointe de nostalgie [...] cela durait peu et s’effaçait comme c’était venu" .

Après avoir échappé à une première mutinerie qu’il ne peut pas réprimer, la seconde - qui le trouve plus désarmé que jamais - lui est fatale :

"Dans l’entrepont, les mutins avaient repris les armes, tué ou ligoté les officiers ; des forcenés stupides incendièrent les cales. Sous la pression du feu, des portes s’effondrèrent et des flammes s’engouffrèrent dans les coursives avec la vitesse de l’éclaire. Une sourde déflagration que dans sa dunette Le Gouadec n’entendit pas, ouvrit une brèche dans la carène. Une seconde explosion, bousculant le subrécargue et plaquant plus profond le capitaine sur son fauteuil, élargit l’ouverture, et cette fois les eaux s’y étonnèrent en trombe. Le Prométhée commença de lentement sombrer par l’arrière. Tout le temps qu’en dura l’agonie, le pauvre Le Gouadec se tordit dans des douleurs atroces et la dernière douleur passa l’insurpassable quand la quille s’ouvrit, que enfin le navire coula par le fond, avec son subrécargue, ses mutins incendiaires, ses cellules-espions et son commandant ahuri, qui mourut sans avoir rien compris à son aventure"

Les mots exactes et desséchéees alignent les événements l’un après l’autre, en gardant de façon mimétique leur vitesse inéluctable. Le rythme accéléré subit un brusque arrêt au point final, venant sceller une clôture aussi lapidaire qu’un un épitaphe caustique ("son commandant ahuri, qui mourut sans avoir rien compris à son aventure"). Cette allure saccadée de l’expression caractérise la nouvelle en entier , permettant de réduire le pathos potentiel et faisant place à l’humour. Il s’agit, bien entendu, dans la plupart des cas, de l’humour noir qui avait autrefois inspiré les dessins où Jean Bruller riait amèrement des misère humaines. Du reste, le rire - un attribut particulier au côté plus proprement fantastique de l’œuvre de Vercors - n’est nulle part gratuit chez l’auteur : il n’est jamais disjoint de la pensée sérieuse. Grâce à cette alchimie de contraires Vercors atteigne dans le Commandant du Prométhée cette légèreté que Calvino a théorisée à l’occasion de ses célèbres conférences américaines : "esiste una leggerezza della pensosità, così come [...] esiste una leggerezza della frivolezza ; anzi, la leggerezza pensosa può far apparire la frivolezza come pesante e opaca" et qui trouve dans l’ironie un terrain favorable : "lo humour è il comico che ha perso la pesantezza corporea [...] e mette in dubbio l’io e il mondo e tutta la rete di relazioni che lo costituiscono." Parallèlement à la légèreté et en rapport direct avec elle, l’ultime nouvelle de Vercors possède d’autres vertus narratives qui figurent dans Lezioni americane comme autant de qualités convenables à la littérature du nouveau millénaire : "rapidità", "esattezza", "visibilità". La "rapidità" d’un langage clair et juste qui ne dépasse en rien les limites contenues d’une condensation idéale - le brusque incipit en est l’indice incisif - ; l’"esattezza" sur laquelle la propreté du véhicule verbal repose - toute chose a son nom, qu’il soit un prénom ou un terme technique venant de l’art nautique - ; la "visibilità" dont réjouissent les objets et les personnages en vertu de traits choisis, savamment éparpillés - la description morcelée du Prométhée en est la preuve .

La dynamique du naufrage qui fait sombrer et l’homme et l’embarcation (peut-être vaudrait-il mieux dire, simplement, l’homme-embarcation ) juxtapose l’élément aquatique - qui fournit le décor constant du récit - à son contraire : l’élément igné. C’est justement ce dernier qui déclenche l’action meurtrière : la mutinerie naît d’abord sous le signe du feu, elle donne lieu à toute une série de visions explosives et pétillantes ( "des forcenés stupides incendièrent les cales", "des flammes s’engouffrèrent", "une sourde déflagration", "Une seconde explosion") ; ensuite, l’eau prend le témoin : après avoir inondé le navire, elle absorbe le voyageur dans son ventre énorme. Le néant liquide s’offre à un être en proie à des "douleurs atroces", y mettant fin pour toujours. L’adverbe "enfin" vient annoncer la phase finale de l’accident, en soulignant l’urgence d’une solution quelconque, si extrême qu’elle soit. Le gouffre océanique paraît jouer, au dénouement, le rôle féminin d’une mère secourable, qui, en accueillant dans son sein funèbre son fils agonisant, l’aide à exhaler le dernier souffle, hâtant ainsi l’arrivée d’un événement malheureux, mais inévitable. L’eau conserve donc, vis-à-vis de la violence assassine du feu, ce double maintien ambigu qui lui est si propre et que nous avons remarqué chez Eliot : tout en étant une meurtrière - une tombe liquide et profonde où plonger - elle agit maternellement, en abritant dans ses bras le cadavre du héros comme un enfant dans un berceau aquatique. Ce résidu d’amabilité qui, malgré tout, reste attaché à l’eau, finit par rejeter sur le feu l’office ingrat de responsable en chef de l’accident marin. Cela s’explique, probablement, à la lumière d’un souvenir d’enfance, narré par Vercors dans les pages de Ce que je crois :

"Ma prière quotidienne était : ‘Gardez papa et maman et faites qu’il n’y ait pas le feu à la maison.’ J’avais effectivement grand-peur - depuis que, lors du violent sinistre des éditions Fayard, près du parc Montsouris, nous avions trouvé jusque sous nos fenêtres, proches du lion de Belfort, des pages carbonisées - que la maison brûlât."

La terreur enfantine pourrait représenter la cause inconsciente qui pousse l’auteur à privilégier l’élément aquatique, lequel serait, par conséquent, chargé de plusieurs implications contradictoires, toutes enchevêtrées autour d’un noyau permanent : la féminité de la matière, une signification archétypale qui se traîne depuis l’aube de la culture mondiale, en oscillant continuellement au-delà et au-deçà des limites conventionnellement établis entre la vie et de la mort.

Nous-voilà encore une fois en train de recourir aux données autobiographiques pour tenter de dévoiler les mystères du texte littéraire. C’est là un procédé tentant mais risqué, qui conduirait à lire dans l’attitude passive de Le Gouadec proche à la mort, la réplique d’une disposition analogue affichée par son créateur vieilli. Mais l’image de Vercors assis à son bureau, pour écrire encore pendant son dernier jour, surgit exprès pour démentir l’hypothèse. Vercors n’a jamais cessé de se battre - à coup de stylo - contre l’absurdité de ce monde : s’il racontait, sur le point d’expirer, l’histoire, mi-gaie, mi-triste, d’un rebelle manqué, ce n’était que pour faire de ses lecteurs des rebelles réussis. Loin d’être un fidèle autoportrait, l’histoire de l’homme qui renonce à lutter est un calque difforme, qu’un homme-lutteur a conçu pour que d’autres hommes apprennent à lutter.

Si le Commandant du Prométhée est le dernier appel lancé par Vercors à la fin du XXe siècle, alors il paraît répondre à l’appel lancé par Eliot au début du XXe : Le Gouadec serait donc le frère cadet du marin Phlébas, dont la malchance s’était initialement formulée - par un de ce jeux du hasard qui ne semble point arriver au hasard - en vers français . Sans doute Vercors avait-il écouté la voix de Cassandre de son collègue plus vieux (et d’ailleurs il n’hésite pas à révéler son goût ancien pour la littérature anglaise ), sans doute avait-il écouté la voix de l’histoire. Comme il avait traversé une guerre après l’autre, il connaissait la tendance des hommes à répéter leurs erreurs. Étant conscient qu’une prophétie n’avait pas pu les persuader autrefois, il choisit de parler en gentil narrateur, se servant des vertus que Calvino conseille au conteur à venir. Les pages du Commandant du Prométhée attestent ainsi les dernières volontés de Vercors, qui sont de nos jours parfaitement exécutables, au dedans et au dehors du domaine littéraire.